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Modigliani

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Amedeo Clemente Modigliani (/a.meˈdɛ.o kle.ˈmɛn.te mo.diʎ.ˈʎa.ni/a), né le 12 juillet 1884 à Livourne (Royaume d'Italie) et mort le 24 janvier 1920 à Paris, est un peintre et sculpteur italien rattaché à l'École de Paris.

De santé fragile, Amedeo Modigliani grandit dans une famille juive bourgeoise mais désargentée qui, du côté maternel en tout cas, soutient sa précoce vocation d'artiste. Ses années de formation le conduisent de la Toscane à Venise en passant par le Mezzogiorno, avant de le fixer en 1906 à Paris, alors capitale européenne des avant-gardes artistiques. Entre Montmartre et Montparnasse, très lié à Maurice Utrillo, Max Jacob, Manuel Ortiz de Zárate, Jacques Lipchitz, Moïse Kisling ou Chaïm Soutine, « Modi » devient une des figures de la bohème. Passé vers 1909 à la sculpture — son idéal —, il l'abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires : il se remet exclusivement à peindre, produit beaucoup, vend peu, et meurt à 35 ans d'une tuberculose contractée dans sa jeunesse.

Il incarne dès lors l'artiste maudit qui s'est abîmé dans l'alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune. S'ils ne sont pas sans fondement, ces clichés — renforcés par le suicide de sa compagne Jeanne Hébuterne (1898-1920), enceinte, au lendemain de sa mort — se substituent longtemps à une réalité biographique difficile à établir ainsi qu'à une étude objective de l'œuvre. Jeanne Modigliani (1918-1984), fille du couple, est dans les années 1950 l'une des premières à montrer que la création de son père n'a pas été marquée par sa vie tragique et a même évolué à rebours, vers une forme de sérénité.

Modigliani laisse quelque 25 sculptures en pierre, essentiellement des têtes de femme, exécutées en taille directe peut-être au contact de Constantin Brâncuși et évoquant les arts premiers que l'Occident découvrait alors. Un aspect stylisé sculptural se retrouve justement dans ses toiles, infiniment plus nombreuses (environ 400) bien qu'il en ait détruit beaucoup et que leur authentification soit parfois délicate. Il s'est essentiellement limité à deux genres majeurs de la peinture figurative : le nu féminin et surtout le portrait.

Marqué par la Renaissance italienne et le classicisme, Modigliani n'en puise pas moins dans les courants issus du postimpressionnisme (fauvisme, cubisme, début de l'art abstrait) des moyens formels pour concilier tradition et modernité, poursuivant dans une indépendance foncière sa quête d'harmonie intemporelle. Son travail continu d'épuration des lignes, des volumes et des couleurs a rendu reconnaissables entre tous son trait ample et sûr, tout en courbes, ses dessins de cariatides, ses nus sensuels aux tons chauds, ses portraits frontaux aux formes étirées jusqu'à la déformation et au regard souvent absent, comme tourné vers l'intérieur.

Centrée sur la représentation de la figure humaine, son esthétique d'un lyrisme contenu a fait de Modigliani, post mortem, l'un des peintres du xxe siècle les plus appréciés du public. Considérant qu'elle ne marquait pas l'histoire de l'art de façon décisive, la critique et l'université ont davantage tardé à reconnaître en lui un artiste de premier plan.Biographie
Photo noir et blanc et de côté d'une façade de maison en pierre avec porte arrondie et jalousies aux fenêtres
Maison natale de Modigliani (cliché de 1903)N 1.
Amedeo Modigliani, qui se confiait peu, a laissé des lettres mais aucun journal1. Celui de sa mère et la notice biographique qu'elle a rédigée en 1924A 1 constituent des sources partielles. Quant aux souvenirs des amis et relations, ils ont pu être altérés par l'oubli, la nostalgie de leur jeunesseM 1 ou leur vision de l'artiste : la monographie d'André Salmon en 1926 en particulier est à l'origine de « toute la mythologie ModiglianiM 2 ». Peu attirée par l'œuvre de son père en tant qu'historienne d'art, Jeanne Modigliani s'est efforcée de retracer son parcours réel « sans la légende et au-delà des déformations familialesM 3 » dues à une sorte de dévotion condescendante pour le disparub,M 4. La biographie dont elle livre une première version en 1958 contribue à réorienter les recherches sur l'homme, sa vie et sa création2,3.

Jeunesse et formation (1884-1905)
Amedeo Clemente naît dans le petit hôtel particulier de la famille Modigliani, via Roma 38, au cœur de la cité portuaire de LivourneP 1. Après Giuseppe Emanuele, Margherita et Umbertoc, il est le dernier enfant de Flaminio Modigliani (1840-1928), homme d'affaires en butte à des revers de fortune, et d'Eugénie née Garsin (1855-1927), tous deux issus de la bourgeoisie sépharadeP 2. Amedeo est un enfant de santé fragile, mais son intelligence sensible et son inappétence scolaire persuadent sa mère de l'accompagner dès l'adolescence dans une vocation artistiqueN 1 qui va vite lui faire quitter l'horizon étroit de sa ville nataleN 2.

Deux familles que tout oppose
Photo sepia d'un homme assez corpulent en costume trois pièces et d'une femme plus petite en robe longue, une main sur son ventre arrondi
Les parents d'Amedeo en 1884, avant sa naissanceN 3.
L'histoire familiale qu'a retracée EugénieM 5 et son journal intime en françaisN 4 aident à rectifier les rumeurs entretenues à l'occasion par Amedeo lui-même, selon lesquelles son père descendrait d'une lignée de riches banquiers et sa mère du philosophe Baruch SpinozaM 6.

Sans doute originaires du village de Modigliana, en Émilie-RomagneN 1, les ancêtres paternels du peintre résidaient au début du xixe siècle à Rome, rendant des services financiers au Vatican : s'ils n'ont jamais été « les banquiers du pape » — mythe familial revivifié en temps de criseM 7 —, ils ont acquis en Sardaigne un domaine forestier, agricole et minier qui en 1862 couvre 60 000 hectares au nord-ouest de Cagliari. Flaminio l'exploite avec ses deux frères et y habite la plupart du tempsP 2 tout en dirigeant sa succursale de Livourne. Car leur père, chassé pour son soutien au Risorgimento ou furieux d'avoir dû, parce que Juif, se défaire d'un petit bien foncierP 3, a en 1849 quitté les États pontificaux pour cette ville : les descendants des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 y jouissent depuis 1593 d'un statut exceptionnel, les lois livournaises accordant aux « marchands de toutes nations » un libre droit de circulation, de négoce et de propriétéP 4.

Fuyant de même les persécutions des Rois catholiques, les aïeux d'Eugénie Garsin s'étaient établis à Tunis, où l'un d'eux avait fondé une école talmudique de renom. À la fin du xviiie siècle, un Garsin commerçant s'est fixé à Livourne avec sa femme Regina Spinoza — dont la parenté avec le philosophe homonyme, mort sans enfant, n'est nullement prouvéeM 5,K 1. Un de leurs fils en faillite émigre avant 1850 à Marseille, où son fils, marié à une cousine toscaneP 5, élève ses sept enfants dans une tradition judéo-espagnole ouverte voire libre-penseuse : instruite par une gouvernante anglaise puis à l'école catholiqueM 8, Eugénie reçoit une solide culture classiqueN 5 et baigne dans un milieu rationaliste féru d'arts, sans tabou notamment sur la représentation de la figure humaineM 9.

Elle n'en est pas moins à son insu promise par son père à Flaminio Modigliani, âgé de trente ans quand elle en a quinze mais plus riche. En 1872, la jeune mariée emménage à Livourne chez ses beaux-parents, où cohabitent quatre générationsP 6. Déçue par un train de vie luxueux mais soumis à des règles rigides, elle se sent mal à l'aise dans cette famille conservatrice très patriarcale et de stricte observance religieuse : jugeant les Modigliani prétentieux et ignorants, elle vantera toujours l'esprit des GarsinM 9. Son mari est en outre accaparé par ses affaires, qui périclitent et ne suffisent plus aux dépenses d'une maisonnée nombreuse : en 1884 c'est la banquerouteP 6.

Dans la nuit du 11 au 12 juillet, Flaminio fait entasser sur le lit de sa femme les objets les plus précieux de la maison : en vertu d'une loi interdisant de saisir ce qui se trouve sur la couche d'une parturiente, cela au moins échappe aux huissiers qui se sont présentés au matin en même temps que le bébéP 2. Celui-ci est prénommé Amedeo Clemente, en hommage au frère cadet et préféré d'Eugénie et à leur jeune sœur Clementina morte deux mois plus tôtM 10.

« Peut-être un artiste ? »
Photo noir et blanc d'une dizaine de garçons assis sur trois rangs
1895, lycée Guerazzi de Livourne : Amedeo est assis au 1er rang, au centreN 6.
Très proche de sa mère, « Dedo » connaît une enfance choyée et, nonobstant les difficultés matérielles, son désir de devenir artiste ne suscite aucun conflitK 1, contrairement à ce que pensait André SalmonM 11.

Eugénie Garsin s'installe avec ses enfants dans une maison de la via delle VilleN 6 par prudence mise à son nomP 7, et s'éloigne de sa belle-famille comme de son mariN 7 parti se refaire en SardaigneM 12. Elle accueille bientôt son père veuf — fin lettré aigri jusqu'à la paranoïa par ses déboires commerciaux mais adorant son petit-filsM 10 — et deux de ses sœurs : Gabriella, qui vaque au ménageM 13, et Laura, psychiquement fragileM 11,d. Pour compléter ses revenus Eugénie donne des leçons de français puis ouvre avec Laura une petite école privéeP 7, où Amedeo apprend très tôt à lire et à écrireN 6. Soutenue par ses amis intellectuelsM 14, cette maîtresse femme stoïqueM 8 et qui aime écrire se lance en outre dans la traduction (poèmes de Gabriele D'Annunzio) et la critique littéraireM 12,K 1.

La légende veut que la vocation de Modigliani se soit subitement déclarée en août 1898, lors d'une sérieuse fièvre typhoïde avec complications pulmonaires : l'adolescent n'ayant jamais touché un crayon aurait alors rêvé d'art et de chefs-d'œuvre inconnusK 1, le délire fébrile libérant ses aspirations inconscientes. Il est plus probable qu'il les ait simplement réaffirmées, car il avait déjà manifesté son goût pour la peintureN 8. En 1895, où il avait souffert d'une grave pleurésie, Eugénie qui le trouvait un peu capricieux — entre réserve timide et bouffées d'exaltation ou de colèreM 15 — s'était demandé si un artiste ne sortirait pas un jour de cette chrysalideM 16,N 6. L'année suivante il réclamait des cours de dessinM 17 et vers treize ans, en vacances chez son père, réalisait quelques portraitsP 8.

Initié depuis longtemps à l'hébreu et au TalmudN 6, Amedeo se réjouit de faire sa Bar MitzvahM 16 mais ne se montre en classe ni brillant ni studieuxP 9 : non sans inquiétude sa mère le laisse à quatorze ans quitter le lycée pour l'académie des Beaux-ArtsN 9 — achevant par là de se brouiller avec les Modigliani, qui réprouvent ses activités comme son soutien à son aîné, militant socialiste en prisonM 12.

De Livourne au Mezzogiorno
Après deux années d'études à Livourne, Modigliani effectue pour sa santé et sa culture artistique un voyage d'un an dans le sudA 2.

Tableau montrant des navires à voile et un coin de quai
G. Micheli, Dans le port de Livourne, huile sur toile, 1895N 10.
Aux Beaux-Arts de Livourne, Amedeo est le plus jeune élève de Guglielmo MicheliK 1, peintre de paysageM 18 formé par Giovanni Fattori à l'école des MacchiaioliN 10 : se référant à Corot ou Courbet, ceux-ci ont rompu avec l'académisme pour se rapprocher du réel et prônent la peinture sur le motif, la couleur plutôt que le dessinN 11, les contrastes, une touche légèreK 2. L'adolescent rencontre entre autres Renato Natali, Gino Romiti, qui l'éveille à l'art du nu, et Oscar Ghiglia, son meilleur ami malgré leur écart d'âge. Il découvre les grands courants artistiques, avec une prédilection pour l'art toscan et la peinture italienne gothique ou RenaissanceN 9 ainsi que pour le préraphaélisme. Il cherche plus volontiers son inspiration dans les quartiers populaires qu'à la campagne, et loue avec deux camarades un atelier où il n'est pas exclu qu'il ait contracté le bacille de KochP 10. Ces deux années chez Micheli pèseront peu dans son parcours4 mais Eugénie note la qualité de ses dessinsM 11, seuls vestiges de cette époqueN 7.

Panneau sculpté en bas et haut-relief représentant deux arbres et quatre hommes dont un agenouillé
Camaino, Monument funéraire de Cassone della Torre (détail), 1318, Basilique Santa Croce de Florence.
Amedeo est un garçon courtois, timide mais déjà dans la séductionM 19. Nourri chez sa mère de discussions ardentes5, il lit au hasard les classiques italiens et européens. Autant que pour Dante ou Baudelaire il s'enthousiasme pour Nietzsche et D'AnnunzioM 19, la mythologie du « Surhomme » rencontrant sans doute ses fantasmes personnelsR 1 — Micheli le surnomme d'ailleurs gentiment ainsi4. De ces lectures provient le répertoire de vers et de citations qui lui vaudra à Paris sa réputation, peut-être un peu surfaiteM 14, de grande éruditionA 3. Cet « intellectuel « métaphysico-spirituel » aux tendances mystiquesA 4 » restera en revanche toute sa vie indifférent à la question sociale et politique, voire au monde qui l'entoureA 5.

En septembre 1900, atteint de pleurésie tuberculeusee, il se voit recommander le repos au grand air de la montagneP 10. Requérant l'aide financière de son frère Amedeo Garsin, Eugénie préfère emmener l'artiste en herbe faire son Grand Tour en Italie du SudN 12. Début 1901 il découvre Naples, son musée archéologique, les ruines de PompéiP 11, et les sculptures archaïsantes du siennois Tino di CamainoN 13 : sa vocation de sculpteur semble s'être révélée dès ce moment-là, et non plus tard à ParisM 21. Le printemps se passe à Capri et sur la côte amalfitaineP 11, l'été et l'automne à Rome, qui impressionne profondément Amedeo et où il rencontre le vieux macchiaiolo Giovanni CostaP 12. Il envoie à son ami Oscar Ghiglia de longues lettres exaltéesK 2 voire obscuresA 6 dans lesquelles, débordant de vitalité et d'un « symbolisme ingénu5 », il dit son besoin d'innover en art6, sa quête d'un idéal esthétique par lequel accomplir son destin d'artisteN 13.

Florence et Venise
En quête d'une atmosphère stimulante, Modigliani passe un an à Florence puis trois à Venise, avant-goût de la bohème parisienneN 14.

En mai 1902, poussé par Costa ou Micheli lui-même, Modigliani rejoint GhigliaK 3 à l'École libre de Nu que dirige Fattori au sein de l'académie des beaux-arts de FlorenceM 22. Quand il n'est pas à l'atelier — sorte de capharnaüm où le professeur incite ses élèves à suivre librement leur ressenti face au « grand livre de la nature »P 13 —, il visite les églises, le Palazzo Vecchio, les galeries du musée des Offices et des Palais Pitti ou BargelloN 15. Il admire les maîtres de la Renaissance italienne mais aussi des écoles flamande, espagnole, française. Christian Parisotf situe là, devant les statues de Donatello, Michel-Ange, Cellini ou Jean Bologne, un second choc dévoilant au jeune Amedeo que donner vie à la pierre sera pour lui plus impérieux que peindreP 14. En attendant, si les cafés littéraires ne manquent pas où retrouver le soir artistes et intellectuelsK 3, l'animation de la capitale toscane ne le comble pasN 15.

Photo couleur d'une façade de maison orangé au bord d'un canal
Un des ateliersM 22 de Modigliani à Venise donnait rio de San Basegio.
Tableau avec végétation et tête de lion auréolée au premier plan, au second de l'eau, au fond un campanile et une façade ouvragée
Carpaccio, Le Lion de Saint-Marc (détail), 1516, tempera sur toile, Venise, Palais des Doges.
Son inscription à l'École de Nu de l'académie des beaux-arts de Venise, carrefour culturel5 où il s'installe en partie aux frais de son oncle, date de mars 1903. Peu assidu, il préfère flâner sur la place Saint-Marc, sur les campi et les marchés du Rialto à la Giudecca, « dessiner au café ou au bordelM 23 » et partager les plaisirs illicites d'une communauté d'artistes cosmopolite et « décadente »7 : alcool, haschich, sexe8, soirées occultistes dans des lieux improbablesP 15.

Photo noir et blanc d'un jeune homme en buste menton relevé un peu vers la droite, costume sombre et large cravate rayée
À Livourne, vers 1901N 5.
Là encore il cherche moins à produire qu'à enrichir ses connaissances au musée et dans les églisesK 3. Toujours fasciné par les toscans du Trecento, il découvre les vénitiens des siècles suivants : Bellini, Giorgione, Titien, Carpaccio — qu'il vénère —, Le Tintoret, Véronèse, TiepoloP 16. Il regarde, analyse, remplit ses carnets de croquisN 14. Il exécute quelques portraits, tel celui de la tragédienne Eleonora Duse, maîtresse de D'AnnunzioP 17, qui trahissent l'influence du symbolisme et de l'Art nouveauN 14. Concernant toutes ses œuvres de jeunesse, il est difficile de savoir si elles ont simplement été perdues ou si, comme l'affirmait sa tante Margherita, il les a détruitesP 18, ce qui a accrédité l'image de l'éternel insatisfait né à l'art seulement à ParisM 24.

Modigliani est alors un jeune homme de petite tailleA 2 mais d'une grande prestanceN 7, d'une élégance sobreK 3 et d'une agréable compagnieP 15. Ses lettres à Oscar Ghiglia révèlent toutefois les affres du créateur idéaliste. Convaincu que l'artiste moderne doit s'immerger dans les villes d'art plutôt que dans la nature, il déclare vaine toute approche par le style tant que l'œuvre n'est pas mentalement achevéeP 19 et, déjà obsédé par la ligneP 16, y voit moins un contour matériel qu'une valeur synthétique permettant d'exprimer l'essenceN 14, la réalité invisibleK 4. « Ton devoir réel est de sauver ton rêve, enjoint-il à Ghiglia, affirme-toi et dépasse-toi toujours, [… place] tes besoins esthétiques au-dessus de tes devoirs envers les hommesP 18. » Si Amedeo pense déjà sculpture, il manque de place et d'argent pour s'y lancerK 5. Ces lettres trahissent en tout cas une conception élitiste de l'art, la certitude de sa propre valeur, et l'idée qu'il ne faut pas craindre de jouer sa vie pour la grandirA 5.

Durant ces trois années cruciales à Venise4 entrecoupées de séjours livournais, Modigliani s'est lié avec Ardengo Soffici et Manuel Ortiz de Zárate, qui restera jusqu'à la fin l'un de ses meilleurs amis et lui fait découvrir les poètes symbolistesN 9 ou Lautréamont mais aussi l'impressionnisme, Paul CézanneN 14 et Toulouse-Lautrec, dont les caricatures pour l'hebdomadaire Le Rire sont diffusées en ItalieP 20. Tous deux lui vantent Paris comme un creuset de libertéP 21 pour artistes audacieuxK 6.

Un Italien à Paris : vers la sculpture (1906-1913)
Le nom de Modigliani reste associé à Montparnasse9 mais il a aussi beaucoup fréquenté Montmartre, quartier encore mythique de la bohème. Frayant en toute indépendanceN 16 avec ce que la « capitale incontestée des avant-gardesK 6 » compte d'artistes venus de l'Europe entière, il cherche bientôt sa propre vérité dans la sculpture sans délaisser totalement les pinceaux. Bien que soutenu par sa famille, le dandy orgueilleux vit dans une pauvreté qui, conjuguée à l'alcool et à la drogue, altère son état de santéM 25.

De la bohème à la misère
Photo noir et blanc d'un homme jeune, assis de face en manteau côtelé
Dans le jardin de la Ruche fin 190610.
Loin de la stabilité matérielle et morale à laquelle il aspirait peut-être, Modigliani devient selon son ami Adolphe Basler « le dernier bohémien authentique »K 7.

Début 190611, comme à son habitude dans une nouvelle ville, le jeune Italien se choisit un bon hôtel, près de la MadeleineM 26. Il court les cafés, les antiquaires, les bouquinistesP 22, arpentant les boulevards en costume de velours côtelé noir et bottines lacées, foulard rouge « artiste » et chapeau à la Bruant12. Pratiquant le français depuis l'enfance il crée aisément des liensN 17, et dépense sans compter, quitte à laisser croire qu'il est fils de banquierP 23. Inscrit durant deux ans à l'académie ColarossiK 8,g, il hante le musée du Louvre et les galeries qui exposent les impressionnistes ou leurs successeurs : Paul Durand-Ruel, Clovis Sagot, Georges Petit, Ambroise VollardN 17, Berthe Weill, Bernheim-JeuneP 23.

Photo noir et blanc de quelques femmes et enfants sur un chemin entre des palissades, des cabanes et un moulin derrière
Le maquis de Montmartre vers 1900.
Ayant en quelques semaines plus qu'écorné le pécule tiré des économies de sa mère et du legs de son oncle mort l'année précédente, Modigliani prend un atelier rue CaulaincourtM 28, dans le « maquis » de Montmartreh,K 7. Chassé par les travaux de réhabilitation du quartier, il passe de pensions en garnisP 24 avec comme adresse fixe le Bateau-Lavoir, où il fait des apparitionsN 18 et bénéficie un temps d'un petit localP 25. En 1907 il loue au pied de la butte, place Jean-Baptiste-Clément, une remise en boisM 29, qu'il perd à l'automne. Le peintre Henri Doucet l'invite alors à rejoindre la colonie d'artistes qui, grâce au mécénat du Dr Paul Alexandre et de son frère pharmacien, occupe une vieille bâtisse de la rue du Delta où sont organisés aussi des « samedis » littéraires et musicauxN 18 : rebelle à la vie communautaireP 26, l'Italien profite de cet environnement actifN 19 sans s'y fixer vraimentM 30, mais ses œuvres accrochées partout semblent avoir suscité des jalousies, notamment celle, temporaire, de Maurice DrouardA 7.

À partir de 1909, expulsé parfois pour loyer impayéN 20, il habite alternativement Rive gauche (la Ruche, Cité Falguière, boulevard Raspail, rue du Saint-Gothard) et Rive droite (rue de Douai, rue Saint-Georges, rue Ravignan)M 31. Chaque fois il abandonne ou détruit certaines toiles13, déménageant dans une charrette sa malle, ses livresM 32, son matériel, des reproductions de Carpaccio, Lippi ou MartiniN 17, et son tub14. Très tôt donc, malgré les mandats d'Eugénie, débute l'errance de son fils en quête de logement sinon de nourriture : certains y ont vu la cause, d'autres la conséquence de ses addictionsM 29.

Même s'il est alors répandu dans les milieux artistiquesA 8, le haschich coûte cher et Amedeo en prend peut-être plus que d'autres, quoique jamais en travaillantM 33. Il s'est surtout mis au vin rougeP 25 : devenu alcoolique en quelques annéesM 34, il trouvera un équilibre dans le fait de boire par petites doses régulières quand il peint, sans jamais envisager semble-t-il de désintoxicationi,M 15. Contestant la légende du génie jailli du pouvoir exaltant des droguesM 32, la fille du peintre effleure plutôt les ressorts psychophysiologiques de son ivrognerie : organisme déjà altéré, timidité, isolement moral, incertitudes et regrets artistiques, « anxiété de « faire vite » »M 15. Alcool et stupéfiants l'aideraient en outre à atteindre une plénitude introspective propice à sa création car révélatrice de ce qu'il porte en luiA 9.

Photo sépia d'une une longue table, un groupe de gens écoutant un homme barbu à la guitare
Dès son arrivée, Modigliani noue beaucoup d'amitiés Au Lapin Agile (cliché de 1905)N 16.
La réputation de « Modi » à Montmartre puis à Montparnasse tient en partie au mythe du « bel italien »M 35 : racé, toujours rasé de frais, il se lave, même à l'eau glacée, et porte ses vêtements élimés avec des allures de prince, recueil de vers en poche15. Fier de ses origines italiennesN 21, et juives bien qu'il ne pratique pasP 27, il est altier et vif. Sous l'effet de l'alcool ou des stupéfiants, il peut devenir violent : autour du jour de l'an 1909, rue du Delta, il aurait balafré plusieurs toiles de ses camarades et provoqué un incendie en faisant brûler du punchP 28. Cachant sans doute un certain mal-être derrière son exubérance16, il a l'ivresse spectaculaire et finit parfois la nuit dans une poubelle17 ou au commissariat de policeP 29.

Au Dôme ou à La Rotonde, Modigliani s'impose souvent à la table d'un client pour faire son portrait, qu'il lui vend quelques sous ou échange contre un verre18,P 30 : c'est ce qu'il appelle ses « dessins à boire »19. Il est connu par ailleurs pour ses accès de générosité, ainsi quand il laisse tomber son dernier billet sous la chaise d'un rapin plus démuni que luiM 36 en s'arrangeant pour qu'il le trouve20. De même, le compositeur Edgard Varèse se souvient que son côté « ange » autant qu'ivrogne lui valait la sympathie « des clochards et des miséreux » dont il croisait le chemin21.

« Modi » le charmeur
Amedeo plaît aux femmes18. Ses amitiés masculines, elles, relèvent parfois plus du compagnonnage de déracinés que de l'échange intellectuel22.

Portrait de trois quart d'un homme debout main sur la hanche, visage de face, barbiche, regard clair
Paul Alexandre sur fond vert, 1909, huile sur toile, 100 × 81 cm, Musée national d'Art moderne de Tokyo.
Il charmait dès l'abord par son attitude franche, se souvient Paul Alexandre, son premier grand admirateur, qui l'aide, lui procure des modèles, des commandesK 9, et reste à hauteur de ses moyens son principal acheteur jusqu'à la guerreN 22. À peine plus âgé que lui, partisan d'une consommation modérée de haschich comme stimulant sensitifM 33 — idée alors largement partagéeA 8 —, il est le confident des goûts et projets du peintreN 22, qui l'aurait initié aux arts primitifs. Sincèrement liés, ils vont ensemble au théâtre, que l'Italien adoreA 10, visitent des musées, des expositions, découvrant en particulier au Palais du Trocadéro l'art d'IndochineN 19 et les idoles rapportées d'Afrique Noire par Savorgnan de BrazzaP 31.

Modigliani a une grande affectionN 16 pour Maurice Utrillo, rencontré dès 1906 et dont le touchent le talent, l'innocence et les soûleries spectaculairesM 29. Face aux difficultés de la vie et de l'art, ils se réconfortent mutuellement. Le soir ils s'abreuvent au même goulot, braillant des chansons paillardes dans les ruelles de la butteP 32. « C'était presque tragique de les voir se promener tous les deux bras dessus bras dessous en équilibre instable », témoigne André Warnod, tandis que Picasso aurait eu ce mot : « Rien que de rester auprès d'Utrillo, Modigliani doit être déjà soûlP 33. »

L'Espagnol semble estimer le travail23 mais non les excès de l'Italien, qui de son côté affiche à son égard une superbe mâtinée de jalousieN 18 car il admire sa période bleue, sa période rose24, le coup d'audace des Demoiselles d'AvignonN 16. Selon Pierre Daix, Modigliani aurait puisé dans cet exemple et dans celui d'Henri Matisse une sorte d'autorisation à sortir des règles, à « mal faire » comme disait Picasso lui-mêmeA 11. Leur amitié de café s'arrête au seuil de l'atelier et le mot « SAVOIR » que Modigliani inscrit sur le portrait de son camarade volontiers péremptoire a sûrement une valeur ironiqueA 12. Leur rivalité artistique s'exprime en petites phrases perfidesP 22 et « Modi » ne fera jamais partie de « la bande à Picasso24 », exclu ainsi en 1908 d'une mémorable fête donnée par celui-ci en l'honneur — pour se moquer un peu ?P 34 — du Douanier RousseauN 18.

Photo noir et blanc de quatre hommes autour d'un banc, le premier et le troisième assis
Modigliani, Max Jacob, Salmon et Zárate en août 1916 (cliché de J. Cocteau).
Amedeo est bien plus complice avec Max JacobM 37, dont il aime la sensibilité, les facéties et le savoir encyclopédique, que ce soit dans le domaine des arts ou d'une culture juive plus ou moins ésotériqueP 35. Le poète tracera ce portrait de son défunt ami « Dedo » : « Cet orgueil à la limite de l'insupportable, cette épouvantable ingratitude, cette arrogance, tout cela n'était que l'expression d'une exigence absolue de pureté cristalline, d'une sincérité sans compromis qu'il s'imposait à lui-même, dans son art comme dans la vie […]. Il était cassant comme le verre ; mais aussi fragile et aussi inhumain, si j'ose direN 23. »

Avec Chaïm Soutine, que Jacques Lipchitz lui présente à la Ruche en 1912, l'entente est immédiate25 bien que tout les oppose15 : juif ashkénaze issu d'un lointain shtetl, sans ressource aucune, Soutine se néglige, se conduit comme un rustre, rase les murs, a peur des femmes, et sa peinture n'a rien à voir avec celle de Modigliani. Celui-ci ne l'en prend pas moins sous son aile, lui apprenant les bonnes manières14… et l'art de boire du vin ou de l'absinthe26,16. Il fait son portrait plusieurs fois27, cohabite avec lui à la Cité Falguière en 191614, le recommande à son marchand28. Leur amitié va malgré tout s'étioler : mû peut-être aussi par une jalousie d'artiste, Soutine lui en veut de l'avoir poussé à boire alors qu'il souffrait d'un ulcère29.

Au fil des années, sans compter ses compatriotes ou les marchands d'artN 21, Modigliani a côtoyé et peint en une sorte de chronique presque tous les écrivains et artistes de la bohème parisienneA 13 : Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Raymond Radiguet, Léon Bakst, André Derain, Georges Braque, Juan Gris, Fernand Léger, Diego Rivera, Kees van Dongen, Moïse Kisling, Jules Pascin, Ossip Zadkine, Tsugouharu Foujita, Léopold SurvageN 20… mais pas Marc Chagall, avec qui ses rapports sont difficilesA 13. « Les vrais amis de Modigliani étaient Utrillo, Survage, Soutine et Kisling », affirme Lunia Czechowska, modèle et amie du peintre22. L'historien d'art Daniel Marchesseau émet l'hypothèse qu'il préférait peut-être en effet Utrillo ou Soutine, encore obscurs, à de potentiels rivaux24.

Portrait en buste pleine face d'un jeune homme brun barbu, aux yeux clairs
Portrait de Maurice Drouard, 1909, huile sur toile, 61 × 46 cm, coll. privée.

Peinture d'un homme dont le visage rond et gai émerge d'un ensemble confus
Portrait de Diego Rivera, 1914, huile sur toile, 100 × 81, coll. privée.

Peinture d'un jeune homme en buste très géométrique
Portrait de Pablo Picasso, vers 1915, huile sur carton, 43 × 26,5 cm, coll. privée.

Peinture en buste assez géométrique d'un jeune homme brun aux yeux rapprochés
Portrait de Moïse Kisling, 1915, huile sur toile, 37 × 28, coll. Jesi, Milan.

Peinture à mi-corps d'un homme aux traits aigus, assis en costume bleu
Jean Cocteau, 1916, huile sur toile, 104 × 81,5, musée d'Art de l'université de Princeton..

Peinture en plan américain d'un homme en sombre assis près d'un coin de table avec un verre
Chaïm Soutine, 1917, huile sur toile, 91,5 × 59,5, National Gallery of Art, Washington.

Peinture en buste d'un homme moustachu en costume-cravate
Portrait de Léopold Survage, 1918, huile sur toile, Musée d'Art Ateneum, Helsinki

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Concernant ses multiples conquêtes amoureuses, aucune ne semble avoir duré ni vraiment compté pour lui durant cette période30. Ce sont essentiellement des modèles, ou des jeunes femmes qu'il croise dans la rue et persuade de se laisser peindre, parfois peut-être sans arrière-penséeP 25. Il entretient en revanche une amitié tendre avec la poétesse russe Anna Akhmatova, qu'il rencontre durant le carnaval de 1910 alors qu'elle est en voyage de noces31, et qui revient à Paris entre mai32 et juillet 191133 : on ne sait si leur relation a débordé l'échange de confidences et de lettres34, les discussions sur la poésie35 ou l'art moderne36 et les interminables promenades dans Paris37 qu'elle évoquait plus tard avec émotion31, mais il aurait fait d'elle une quinzaine de dessins, presque tous perdusP 36.

La peinture en question
Portrait peint en buste d'une femme de trois-quarts face dans un chromatisme sombre
La Juive, 1908, huile sur toile, 55 × 46 cm, coll. privée.
Modigliani traverse quelques années de questionnements : même son expérience vénitienne ne l'avait pas préparé au choc du postimpressionnismeM 32.

Portrait peint à mi-corps d'une femme de trois-quarts face avec une longue veste cintrée éclatante sur un fond sombre
Femme à la veste jaune - L'Amazone, 1909, huile sur toile, 92 × 65 cm, coll. privée.
À Montmartre il peint moins qu'il ne dessine13 et tâtonne dans l'imitation de Gauguin, Lautrec, Van Dongen, Picasso ou d'autresM 32. Marqué au Salon d'automne de 1906 par les couleurs pures et les formes simplifiées de GauguinP 37, il l'est plus encore l'année suivante par une rétrospective sur Cézanne38, dont il expérimente les principes7 : La Juive emprunte à CézanneM 38 comme à GauguinK 9 ou au trait « expressionniste39 » de Lautrec. La personnalité artistique de Modigliani était toutefois assez formée pour qu'il n'adhère pas n'importe à quelle révolution en arrivant à Paris : il reproche au cubisme24 un formalisme désincarnéA 14 et refuse de signer le manifeste du futurisme que lui soumet Gino Severini en 191040,N 24.

Indépendamment de ces influences38, Modigliani souhaite concilier tradition et modernité6. Ses liens avec les artistes de l'École de Paris encore naissante — « chacun à la recherche de son propre style41 » — l'encouragent à tester de nouveaux procédés, pour rompre avec l'héritage italien et classique sans pour autant le renierN 25 et élaborer une synthèse singulière5. Il vise le dépouillement, son tracé se clarifie, ses couleurs se renforcent7. Ses portraits manifestent son intérêt pour la personnalité du modèleK 9 : la baronne Marguerite de Hasse de Villars refuse celui qu'il a fait d'elle en amazone, sans doute parce que, privée de sa jaquette rouge et de son cadre cossu, elle y arbore une certaine morgueK 10,N 26.

S'il n'évoque guère son travail22 ni ses conceptions picturales42, il arrive à Modigliani de s'exprimer sur l'art avec un enthousiasme qui fait par exemple l'admirationK 9 de Ludwig Meidner : « Jamais auparavant je n'ai entendu un peintre parler de la beauté avec autant d'ardeurN 21. » Paul Alexandre pousse son protégé à participer aux expositions collectives de la Société des artistes indépendants et à présenter au Salon de 1908P 38 un dessin et cinq toiles7 : son chromatisme et son trait concis, personnels sans innovation radicale, reçoivent un accueil mitigéN 27. Il ne produit qu'entre six et dix-huit tableaux l'année suivante, la peinture étant passée pour lui au second planP 39 ; mais les six qu'il propose au salon en 1910 sont remarqués, Le Violoncelliste notamment, dont Guillaume Apollinaire, Louis Vauxcelles et André SalmonP 40 apprécient le côté cézannienN 26,43.


   
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